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Retour à la page "tomate et verbe"

Ivrognesse grasse et jouisseuse,

la tomate dodue vient démentir toute angoisse  sur cette

blanche assiette où elle s’offre à mon regard. Ses fesses charnues et mul­-

tiples n’ont-elles pas été préalablement cirées pour qu’un tel reflet s’en échappe?

    Rebondie et charnelle, certes, mais son cuir luisant et fin. d’un rouge satisfait, s’infléchit

en nuances de soleil, quasi mordorées parfois voire jaune vert (quand elle est aigre de n’avoir encore

atteint sa plénitude sensuelle) :      minéralité de la tomate, verre coloré qui renvoie la lumière, que le

jour rayonnant vante merveilleusement.        Mais, boule gourmande, la tomate seule sur la candeur d’une

nappe est un cœur énigmatique. Belle de son nom d’autrefois, pomme d’amour, elle appelle des regards fascinés

et respectueux. Symbole pérenne, hors du temps, quand la rosée y a préalablement déposé quelques larmes, cœur

qui pleure… Allons, la tomate n’est pas cruellement parfaite. Ce n’est même pas une véritable balle,  destinée à la

découverte, à la randonnée agile. Elle demeure essentiellement paresseuse :  posée sur un socle dodu,  son postérieur

confortable,  elle s’installe,   cachant en dessous un cratère dérisoire et  terreux,   emmitouflé de bourrelets luisants.

   Au sommet, un point minuscule semble indiquer une tendance vers le haut,  l’esquisse d’un fuselage peut-être.    Pour

ma part,     je suis convaincu qu’il ne s’agit guère là que de la mauvaise conscience de la tomate,    cette fainéante qui veut

profiter d’une grasse matinée.   □ Parfois, on peut déceler comme un rayonnement issu de ce point supérieur.     C’est alors

une tomate spirituelle, plus idéaliste que les autres.    Elle a belle allure quand je l’interpose entre mon visage et  le soleil qui

illumine sa chair translucide.    C’est une belle pierre rare, un joyau. Rêve de pérennité de la tomate,  vite oublié pourtant, vite

démenti.     Elan rare d’une grosse fille trop gâtée et capricieuse, tension fugitive hors de la mollesse...        Une officielle nomen

­clature  nous indique qu’il s agit d’un fruit. Néanmoins,         je la pense plus volontiers comme légume,  ornée de sel,   de poivre brun,

baignée d’huile parfumée et brillante. C’est que la tomate ne sait que choisir:fruit sucré ou légume se compromettant en salades, en mets

odorants, dans le  prestige des sauces, elle est sans force morale.      Vraiment, elle n’a guère de sens de l’ascèse et refuse de s’épuiser.

Je la saisis dans ma paume : molle aussi, la tomate.                                  En la pétrissant sans excessive violence, j’esquisse seule

­ment un écrasement qui me fait deviner sa chair granuleuse et moelleuse à la fois, sous la fine peau que je sens.     Mais a cette

pression de la main,  caresse qui s’arrête aux limites  du pincement cruel,     elle se morfond:   intégrité foraine de la tomate!

Joyeuse à voir, si on la touche,   voyez les rides étranges et fines qui apparaissent :      malgré une fragile élasticité, après

le sceau des doigts, elle est abolie, la candeur brillante et sensuelle de la potelée : vieille déjà, sa forme, boule de couleur,

gourde fruitée à craquer, ne peut plus en imposer.      En elle, je décèle une secrète tendance à l’avachissement. Sans

regret, j’y mords à belles dents: curieuse chair crue, elle ne crie pas, ne craque pas. Je ne peux pas vraiment la cro­

quer. Parfois, c’est une mollesse farineuse, décevante. Mais souvent, elle résiste, esquisse d’une fibre fière, fraîche,

répondant à l’agression blanche de la dent. Si je la coupe sagement,  elle devient d’abord une section humide

et matinale avec des grains vert jaune dans une gelée fraîche: ses entrailles. Au centre, une arborescence fi­

breuse, un peu farineuse, une feuille étrange. C’est une fleur cachée, des pétales de grains, de suc, comme

un sens intime de l’explosion, de l’expression parfumée. Feu d’artifice occulte de la tomate, dans une

peau fine et délicate enclos. Souvent, hélas, elle semble quelque peu vide, elle paraît souffrir

d’un manque  où  des masses visqueuses  et  pourtant fruitées habitent des cloisonnements

sans appel: viscères retenues. Corps étrangement vide, coquille de tomate, vaine osten­

tation dévoilée,  tomate faussement repue,    tu étais donc creuse quasiment!

Cuite, la tomate révèle sa nature profonde de faiblesse : flasque, elle

s’épand, se laisse aller au bruit régulier des sauces mijotantes. Ses

formes s’avachissent, dans des couleurs de sacre cepen­

dant, dans la procession, la liturgie des sauces,

mort cruelle, dernier prestige.

 

 

Alain Déchamps